J'aime les oiseaux de
nuit.
Pour les approcher, faut se coucher très tard, et souvent, ne même pas dormir du tout : faut attendre que tout le monde ait quitté
le bar et se soit répandu sur les trottoirs, que la moitié des
survivants se soient endormis dans le canap de l'after, et là, on
peut avancer d'un centimètre. Un centimètre par heure. De 4 à 6h.
Avant ça, le rapace nocturne est bien trop fier, et après ça, il
est bien trop lucide. Je veux bien sacrifier mon sommeil et mon amour
propre pour ceux deux heures volées à approcher, tapie dans
l'ombre, jumelles autour du cou et carnet de notes en main. Une
ornithologue ninja. C'est en commençant ce drôle de métier que
j'ai découvert les plaisirs cachés du lever de soleil, l'odeur des
croissants qui te crucifie, qui te crépuscule la gueule, les petites
bouteilles d'eau bien utiles, et mes colocs épinglés dans leurs
cravates quand je passe enfin la porte de chez moi.
L'ornithologue ninja doit
dire adieu à sa bonne mine, sa ponctualité et son haleine si elle
veut pouvoir goûter à la fraîcheur mentholée de l'aube délavée,
et aux baisers hasardeux de 4 à 6. C'est ceux-là son ultime
récompense, ceux qu'elles préfèrent. Les baisers de la nuit, eux, sont
trop imbibés, trop sirupeux, ça pue le sol collant et l'évier de
cuisine ; alors que dans le petit matin, juste avant de tomber
de sommeil … Y'a comme un petit piquant frais, comme un petit éclat
de noisette. L'alcool abandonne doucement les corps déchaînés, et
on attrape un instant unique de l'autre, vulnérable : la vodka
l'a laissé maladroit et épuisé, mais elle ne sert plus de barrière
au bon sens. Y'a des gens qui me disent de faire attention à moi,
ils disent que je m’abîme et que je me fais du mal. Moi je dis que
les baisers de l'aube réparent l'âme. Parce qu'on a arrêté de
s'agiter comme des déments et de rire aux éclats, parce qu'on est
immobiles et un peu zombifiés, et que ça nous rend tendre. Un aveu
ultime de tendresse. C'est dans ce moment là que je me sens la plus
minuscule et la plus grande à la fois, et quand j'effleure les
plumes d'un oiseau de nuit immobile qui se laisse faire, ça met du
baume à la vie.
Et puis juste, c'est
beau, non ? Les bâtiments rosés, orangés, le ciel tout
froissé, les restes de la lune qui flottent. Les joggeurs en
combinaison jaune, les nanas en tailleurs sur leurs trottinettes, je
leur trouve un air de personnage de BD et il fait un peu frais alors
j'écarte les bras et je tourne. La rue est presque vide, il y a
juste des bruits d'oiseaux et des volets qui s'ouvrent et en écartant
les bras j'essaye de tout attraper. Et là, je voudrais raccrocher,
arrêter de chasser les oiseaux et juste apprécier ces moments sans
jumelles, sans carnet, sans calculs. Arrêter de suivre les petites
traces de pas laissés par des mythes et des légendes, arrêter de
guetter une main à saisir, une épaule à caresser. Juste moi, toute
seule, toute morte, les bras en l'air dans l'aube, crucifiée par
l'odeur des croissants. Crépusculée. Parce qu'à ce moment là y'a
presque plus d'amertume, on est trop fatigué pour être triste, on
est juste des petits bouts de chiffons qui flottent dans l'air et on
est bien. Le lendemain – enfin, quelques heures après avoir dormi,
finalement – on regrette mais sur l'instant on est merveilleusement
bien. C'est dur de rentrer. Je voudrais qu'il y ait partout dans les
rues de petites cages douillettes pour les oiseaux de nuit et leurs
ornithologues tendres, pour qu'ils n'aient jamais à rentrer. Pour
qu'ils se figent juste dans l'instant, et dorment – mal, sûrement.
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